YUNUS EMRE

YUNUS EMRE
YUNUS EMRE

Trois figures de proue de la Renaissance ont perçu la teneur profondément novatrice de l’appel poétique de Yunus Emre; il s’agit d’Érasme, de Martin Luther et de Sebastian Franck (1499-1542). Si le philosophe lucide, le religieux révolutionnaire et enfin le penseur qui avait pris ses distances aussi bien par rapport au catholicisme qu’au protestantisme ont chacun jugé bon de publier ou de traduire le derviche turc (grâce à un Transylvain, longtemps prisonnier des Turcs, de 1438 à 1458, auteur d’un ouvrage intitulé Tractatus de Moribus, conditionibus et nequitia Turcorum ), c’est qu’il y avait une affinité réelle entre le poète anatolien préhumaniste et les trois humanistes occidentaux qui, comme lui, combattaient pour transformer l’image que l’homme se faisait de lui-même et du monde.

En une époque troublée

Entre le milieu du XIIIe siècle (période de la naissance du poète) et l’année 1320 (date probable de sa mort), des événements d’une importance capitale se sont déroulés en Asie Mineure. Les Seldjoukides [cf. SELDJOUKIDES] avaient pris pied en Anatolie à partir de 1071, fondant un État dont la capitale, Konya, était devenue le centre florissant des routes commerciales est-ouest allant d’Orient en Méditerranée. Le rayonnement politique, économique et culturel de Konya s’était affirmé, lorsque les cavaliers mongols, en 1243, infligèrent une défaite décisive aux Seldjoukides dont l’État centralisé se scinda en principautés vassales des vainqueurs. Les seigneurs s’en accommodèrent, mais la paysannerie, doublement pressurée par ses anciens et ses nouveaux maîtres, connut une période de souffrance coupée de révolte. Durant les quelque soixante-dix années de la vie de Yunus Emre, les troubles intérieurs, la décomposition de Byzance, l’écroulement des États croisés en Syrie, et surtout l’apparition d’une nouvelle force centralisatrice, celle des Ottomans d’origine seldjoukide qui fonderont le second Empire turc, constituent la toile de fond de l’aventure intérieure de Yunus Emre.

Une biographie de légende

Les seuls documents existants sur la vie de Yunus sont ses propres vers et des légendes populaires. À défaut de précisions et de dates, on relève une concordance entre les poèmes et les mythes qui permet de situer le poète-derviche. Né durant la période qui a succédé à la défaite de la grande révolte populaire et communautaire des Babaîs, Yunus vécut dans la région de la Gordium antique, au confluent des rivières Sakarya et Porsuk. Cette région frontière face à Byzance était peuplée par des tribus récemment émigrées de Transoxiane. De petites confréries de derviches, «les braves du Khorassan», formaient les avant-postes de cette migration paysanne et nomade. De croyance islamique hétérodoxe, chiite, ces groupes de pionniers conservaient également des traces de leurs traditions chamaniques. Original, ce mouvement, alliant le prosélytisme, le combat et l’agriculture, créait de petits monastères paysans; c’est dans l’un d’eux que vécut Yunus (la poésie comme la légende le confirment), guidé dans son ascèse par Taptuk Emre, chef de la confrérie et vieux militant babaîs.

La poésie la plus simple et la plus complexe

Le paradoxe apparent de Yunus Emre réside dans sa capacité d’atteindre le niveau conceptuel le plus élevé par le moyen d’un langage quotidien simple. Croire et ne pas croire, nier et affirmer, être et n’être pas se traduisent chez lui par un verbe chargé tantôt d’amour divin, tantôt de ferveur terrestre, à la limite du compatible. Le poète frôle parfois ainsi l’impiété et la révolte:
DIR
\
C’est Dieu que je désirais Je l’ai trouvé – et puis après?/DIR

Cet état d’esprit fut cultivé par une branche populaire de la Chi‘a, le melâmisme, auquel s’est idéologiquement apparenté Yunus. Une autre source spirituelle fut pour lui celle de Halladj de Bagdad (comme il l’appelle), qui situe la divinité dans la présence concrète du corps humain: «Les sept ciels, les monts et les mers, et les niveaux telluriques, l’envol ou la chute aux enfers, tout cela dans le corps humain.»

En entrelaçant les thèmes du désespoir et de la mort à ceux de la joie du monde et de l’éternité, Yunus a créé une poésie originale. En outre, le vocabulaire ainsi que la condensation syntaxique de sa langue se réfèrent aux usages du peuple turc. Il créa ainsi la poésie turque à un moment où les lettrés avaient opté pour le persan; Yunus, par sa poésie, combat la scission culturelle. Il façonna et fixa la langue et la sensibilité turques pour des siècles, en marge et en opposition à la culture du sérail. Son tour de force fut d’avoir donné la primauté au vers syllabique turc tout en lui imbriquant avec plus ou moins de rigueur la métrique iranienne. Sans doute tentait-il ainsi de prouver aux fervents de l’élégance littéraire persane que l’harmonie et le rythme de la poésie traditionnelle turque pouvaient rivaliser avec la sonorité du rythme quantitatif.

Influence et rayonnement

Cet esprit d’indépendance sera récompensé par la longue fidélité du peuple paysan et nomade envers le poète: «Il a beau parler doux, son verbe est combat» (Yunus Emre). Tandis qu’au sérail ottoman la littérature du D 稜van suivait sa voie hermétique et somptueuse, la poésie de Yunus fut récitée, et elle l’est toujours, par les confréries Kizilba ル (Têtes rouges) d’Anatolie et par les bardes populaires dans les villages. On montre en Anatolie plusieurs «tombes de Yunus», qui témoignent du grand amour que lui portent les siens. Son influence s’est manifestée par une suite de continuateurs poètes-derviches qui imitèrent sa manière en empruntant jusqu’à son nom. Les premiers recueils de poèmes yunussiens datant du XVe siècle, il est difficile de distinguer le «vrai» Yunus des «faux». Depuis l’instauration du régime républicain en Turquie, Yunus est devenu le symbole de la langue et de la poésie authentiquement turques; il demeure plus présent que jamais, car il est le poète du devenir:
DIR
\
Nouveaux matins et nouveaux soirs et nouvel âgeNouvelle époque nouveau temps nouveau partageCoupe nouvelle et vin nouveau nouvelles mœursNouveaux festins plaisirs nouveaux et nouveaux[chœurs./DIR

Encyclopédie Universelle. 2012.

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